Abbel est surnommé de tous le vieux. C'est un petit peu stupide quand on le regarde. Il a presque la cinquantaine, et c'est à peine si il en fait trente cinq. Mais qu'importe, son surnom lui colle à la peau. Et ce n'est pas physique. Il a en effet tous les attraits d'une personne âgée que tout le monde déteste. Il aime le calme, le silence, l'absence de lumière vivre et pour être franc moins il vois de gens mieux il se porte. Véritable pépé gâteau, le summum du bonheur pour lui c'est une sieste au coin du feu avec un chat sur les genoux et un livre prêt à être dégainé.
Mais évidemment, il ne peut pas tout le temps faire ca, malheureusement, alors parfois il sors pour faire semblant de vivre comme ces ignares bêlants qu'il doit mener à leur perte. Tous si jeunes, tous si pathétiques.... Abbel est vieux comme le monde au sens véritable du terme, et voir tous ces êtres agir de manière si immature, sans réflexion, sans pensée, sans savoir, sans observation l'agace profondément. Et ça, il ne se gêne jamais pour le faire savoir. On le dit bougon, grognon, acariâtre. Essayez de cumuler les dix millénaires d'existences et regardez se répéter pour la mille milliardième fois la même erreur et vous nous direz comment vous aurez réagit.

Alors oui, Abbel est rongé par cette maladie compagne du temps, l'Ennui. Abbel s'ennuie, mortellement, au point que parfois il pourrait en mourir si seulement ca serait possible. Et bien souvent, ce compagnon d'existence est si fort qu'il se perd dans ses pensées au point d'oublier jusqu'à cette enveloppe humaine et si limitée qu'il s'est forcé à adopter. Un jour il est bien resté toute une journée sous la pluie, rêvassant de ci de là et pensant aux année qui se sont écoulées, tant et si bien que ce n'est que lorsque le soleil a commencé à décliner qu'il a réalisé être trempé jusqu'à l'os.

Le Temps broie fin, même les Vices. Avant, il était comme un enfant, il observait beaucoup, découvrait, apprenait, toujours avec joie et plaisir. Maintenant il est bien moins ouvert aux choses, bien plus coléreux aussi. Mais il a apprit à reconnaître ces colères sans fondement, et ainsi si de la bonne humeur il passe à la colère contenue sans aucun élément déclencheur visible, c'est bien parce qu'il se surveille. Il est irritable pour des détails, imperturbable là où il devrait logiquement entrer en rage folle. On le dit calme et réfléchit, sans doute l'est-il dans une certaine mesure. Rien ne l'atteindra, et comme un araignée il tissera ses complots dans l'ombre jusqu'au moment de sortir. Il aime le calme et l'efficacité. Ainsi place-t-il ses pions, tous, hommes, femmes, enfants et mêmes Vices parfois, pour que chaque coup soit décisif jusqu'à ce que la partie se termine de manière écrasante à son avantage sans la moindre effusion de sang.

Parfois il s'énervera sans raison apparente. Pour un tableau mal cadré, pour une tasse renversée, pour une remarque mal placée. L'autre vérité est que la Vieillesse est un tyran. Il est né le premier, et selon les droits d'ainesse, il a hérité de par sa naissance le divin droit du commandement. Aussi impartial que la mort, il sait ses décisions justes, et c'est donc aussi raide que la justice et impitoyable que le Temps qu'il compte se faire obéir. Les bonnes manières, le respect aux aînés, l'obéissance quand elle est exigée, et alors se fera-t-il agréable et poli, même si il sera passé de la satisfaction au mécontentement sans raison. Etant le plus âgé, il estime de son devoir de protéger sa fratrie. Souvent ils l'agacent, parfois il aimerait pouvoir les tuer, mais il commande, il a donc pour devoir en échange de les protéger et les aider tant qu'ils ne contrecarrent pas ses propres plans. L'amour familial trouve ses limites dans celles imposées par l'intérêt.

Il commande en tyran tous ses frères et soeurs... Sauf Shelley. Le Vice incarné est celui qui tire les ficelles, qui donne les ordres dans un sens. Abbel sait ce qu'elle fait, connaît son manège... mais il ne tente pas de ruer dans les brancards. Les "suggestions" de sa benjamine qu'il adopte sont celles qui lui semblent les plus pertinentes. Et surtout, il sait que dans le fond elle est bien plus puissante que lui. Agir comme Caïn et aller au choc frontal ne ferait que le mettre en porte-à-faux. Il est bien plus profitable de se laisser prendre dans la toile de l'adversaire et agilement couper les fils lorsque le besoin se fait sentir, faire croire qu'il n'est qu'une marionnette le reste du temps. Si il a été orgueilleux, c'est un Temps qui est mort avec une ère précédente. Il ne se soucie pas de avec qui s'allier, avec qui aller. Tout ce qui compte, c'est sa victoire à la fin, tant pis si d'autres le croient soumis, tant pis si certains ne le voient que comme un despote sans cœur.

Sans coeur, sans doute l'est-il devenu au fil du temps. La passion et la fougue de la jeunesse disparaissent bien vite en quelques siècles. Abbel est plus froid. Cela ne signifie pas qu'il ne ressent plus rien, non. Juste qu'il a apprit à réfléchir avant d'agir, et toujours calculer dix coups avant l'autre. Son instabilité émotionnelle, il la réprime du mieux qu'il peut. Il ne considère personne comme ami, simplement comme pion, et sa famille n'est peut être pas qu'un simple jouet, mais il n'éprouvera jamais envers eux un amour absolu, sincère et désintéressé. C'est un attachement bien plus profond, plus intime, lié au cœur de sa nature même, mais c'est un attachement moins passionnel, parfois bien cruel.

Parce que oui, Abbel est cruel. Il aime dominer, il aime écraser. Il aime prendre son temps, attendre son heure, faire lentement dépérir ses proies, sourire devant leur désarroi... Il retiens en bride son caractère pour que vienne l'Heure parfaite, le point ultime de sa création sans cesse renouvelée. Et pourtant, parfois, tel le volcan qui explose, tout ce qu'il a réprimé sors. Colère, rage, rire, joie, tout, pendant dix minutes, une heure, un mois. L'aîné des Neuf est fou, mais c'est un fou compulsif, un dément occasionnel qui n'attend que la bonne occasion pour sortir et se livrer à sa meilleure activité, la destruction.

Autrefois était le rien. Le vide, le néant. Et puis la Parole fut, et la lumière vint. La sainte Main avait créé le monde, et le monde commença à se développer, grandir, croître, lumière, vie, énergie, tout allait dans tous les sens et pourtant de manière non anarchique, Sa volonté agençant tout par Sa grande clairvoyance.
Le non vivant fut, les pierres, l'air, les métaux. L'or scintilla, la terre vomit ses coulées de pierre, d'acier, d'or et de plombs mêlés, l'air crépita, les éclairs churent, et puis ce fut la pluie. Le feu ardent s'éteint, laissant une terre en construction, fumante, à l'odeur âcre de souffre. Une conscience existait déjà, une conscience en sommeil, une conscience qui ne savait pas son existence. L'eau continua de tomber, et les premières germes de développèrent. Algues tout d'abord au sein des océans d'acide, puis l'eau devint plus viable, et les premières formes de vie mouvante commencèrent à exister. La conscience était devenue existence. Le Vice de la vieillesse existait, et déjà le Temps mettait son œuvre en route, piétinant sans pitié tous ses esclaves.

Il ne considérait pas comme Vice. Il était Force. Il était ce vecteur qui menait la vie de toute chose, toute création vers sa finalité, son objectif. Il était ce mouvement premier qui lançait Son œuvre sur les rails de l'existence. Juge impartial, toute la création lui était soumise, toute la création lui appartenait. Tu es et tu ne sera plus, cycle parfait dont il assurait l'éternel fonctionnement.

Le végétal était devenu animal, l'animal humain. Avec les Hommes la Guerre vint, et Chaos vomit un autre enfant. Abbel ne l'aimait pas. Trop impulsif, trop violent. La guerre a sa bruyante soudaineté que le Temps gagne à s'éviter. Depuis le début des âges, il est celui qui a ravi plus d'âmes, et celui qui le fait de la manière la plus élégante. Tous ces cris, ces explosions, ces râles, ces sons, cette terre éventrée, tout cela lui déplaît profondément. Chaque chose a sa place, chaque chose doit être comme elle l'a été écrite. La guerre bouleverse tout, elle salit, fatigue. Il préfère le calme de l'agonie.

L'humanité accélérait, tous les Vices étaient à présents libres et exercaient leurs cruels jeux sur l'humanité. Tuer, tuer encore, et encore. Abbel adorait ca. Abbel adore ca. Sentir cette magnifique puissance lumineuse s'éteindre et disparaître est une sensation mille fois plus agréable qu'un de ces minables et éphémères orgasmes. Encore, plus, toujours plus. Lentement torturer sa proie en lui faisant sentir le poids des ans qui s'alourdit de plus en plus écraser sa fierté, et lorsqu'il ne reste plus rien d'autre qu'une coquille vide sans plus d'amour propre que de fierté, laisser la Mort cueillir une nouvelle âme, encore et encore. C'est on ambroisie, son plaisir, son existence.

Chaque Frère, chaque Soeur avait une place, une utilité. Fatiguer le corps, fatiguer les âmes, les fragiliser, les broyer et finalement les détruire...

Et pourtant, plus le temps passait, plus il devenait futile de s'acharner sur les Hommes.... Le Créateur les a fait si stupides qu'ils leurs mâchent perpétuellement le travail au point de le rendre inintéressant... Et puis un jour l'idée fut. Plutôt que la Terre, la Mort allait œuvrer dans une prison de verre.

L'ennui est une maladie dont il est difficile de se départir une fois qu'elle a planté ses crocs dans votre chair. Ce jeu fut difficile à initier pour lui. Il le mit en place, il fit venir ses proies, il aida à les enfermer, mais son regard sur eux n'était guère excité. La mort est une chose inéluctable. On peut vivre sans plus de maladies qu'un rhume une fois de temps en temps, des hommes meurent sains d'esprit mais nul n'échappe au Temps. Mais celui-ci joua pour lui, lentement, les changements se firent. Ce ne fut plus tant l'agonie des hommes que leur mise en scène qui capta son attention, son plaisir, ses envies... Ce drame organisé pour leur plaisir, et puis les intrigues et batailles entre Vices qui, comme un tourbillon, l'englobèrent dans cette sarabande folle et macabre au délétère accompagnement de la mort et de la souffrance.